L’infant
numericus vient de naître.
C’est une découverte scientifique majeure pour l’académicien Michel
Serres qui marque une évolution certaine de l’espèce humaine au 21ème
siècle. Elle marque ainsi une rupture avec nos ancêtres cultivés qui «avaient, derrière
eux, un horizon temporel de quelques milliers d’années, ornées par la
préhistoire, les tablettes cunéiformes, la Bible juive, l’Antiquité gréco-latine.»
Un monde de flux s’ouvre aux jeunes d’aujourd’hui qui entrent «entrent dans une
autre histoire».
Leur parcours
d’apprentissage de la connaissance est formaté par les médias et la publicité.
Ils sont soumis à l’empire d’une société du spectacle qui se veut
pédagogique mais «vaniteusement inculte» et qui a confié aux médias la fonction
d’enseignement en captant l’écoute et la vision par la force de la séduction.
Il en résulte une
ouverture de l’espace du savoir désormais accessible partout sur la Toile et
objectivé et de fait virtuel c’est-à-dire non concentré comme jadis. En effet,
l’ancien espace des concentrations (par exemple : un amphi d’université)
constituait «un espace de voisinages immédiats, mais, distributif.»
Aujourd’hui, comme le souligne Michel Serres : «Je pourrai vous parler de
chez moi ou d’ailleurs, et vous m’entendriez ailleurs ou chez vous.»
Quid des fonctions cognitives de l’élève ?
«[Elles] se
transforment avec le support, argue Michel Serres. La tête a muté [et] la
pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies».
Il est devenu un
individu qui «écrit autrement, plus rapidement des SMS avec les deux pouces,
d’où le surnom de Petite Poucette (et Petit Poucet) que Papy Serres lui donne
car «plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo».
Mais il lui « reste
à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi
équipotent à la population du monde. Comme un atome sans valence, Petite
Poucette est toute nue» dans «un monde de flux».
«Petite Poucette» vit dans un «monde des flux»
Danah Boyd explique
la métaphore du «monde des flux» (c’est-à-dire un monde où l’information est
partout) comme l’idée de vivre dans le courant «y ajoutant des choses, les
consommant, les réorientant.»
Les utilisateurs de
Twitter témoignent de «ce sentiment de ce sentiment de vivre et respirer avec
le monde autour d’eux, conscients et branchés, ajoutant des contenus dans le
flot et s’en saisissant à d’autres moments. [Mais] cet état est délicat,
d’autant qu’il est alourdi par une surcharge d’information et des outils frustrants.»
Le passage des médias
de diffusion aux médias en réseaux a modifié fondamentalement la manière dont
s’écoule l’information. L’internet permet à tout un chacun de créer, diffuser
et relier ses propres contenus et ainsi d’ajouter de nouveaux acteurs. «Les
technologies internet démantèlent et remanient les structures de distribution [de
sorte que] l’acte de distribution devient beaucoup moins important que l’acte
de consommation.» Il en résulte un déplacement du lieu du pouvoir qui «n’est
plus entre les mains de ceux qui contrôlent les canaux de distribution, mais de
ceux qui contrôlent les ressources limitées de l’attention, c’est-à-dire tout
un chacun.»
La révolution numérique : mythe ou réalité ?
Á en croire Danah
Boyd, il faut d’entrée balayer quatre
fausses idées répandues sur la
révolution numérique.
D’abord, l’internet n’est pas plus démocratique
car «passer de l’économie de la distribution à celle de l’attention est
perturbateur (…), [et] ouvrir l’accès aux structures de distribution ne signifie
pas les démocratiser surtout quand la distribution n’est plus la fonction
organisatrice». De plus, ce sur quoi les gens portent leur attention dépend
d’un ensemble de facteurs qui n’a rien à voir avec «ce qu’il y a de mieux».
La stimulation est trompeuse. En effet, «les gens
consomment le contenu qui leur stimule leur esprit et leurs sens. Ce n’est donc
pas toujours “le meilleur”, ou le contenu le plus informatif qui retient leur
attention, mais celui qui déclenche une réaction».
Le risque est alors
de développer une sorte d’«obésité en consommant des contenus qui sont le moins
bénéfiques à nous-mêmes ou à la société dans son ensemble.» Cela induit une
dépendance au bavardage car cette information nous rapproche des gens car
«quand on sait quelque chose sur quelqu’un, on a le sentiment d’avoir établi
une connexion avec lui. Mais l’écologie de l’information à l’heure de
l’internet chambarde tout cela. Si je peux suivre tous les détails de la vie
d’Angelina Jolie, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle sait que j’existe.»
Ce que les
sociologues appellent les «relations parasociales» constituent «une société où
les connexions seraient inégales» marquée par un leurre de proximité
relationnelle.
La socialité est faussée par la tendance à l’homophilie, caractéristique
d’un monde en réseau où les gens se connectent à des gens comme eux, dont les
points de vue leur ressemblent ce qui automatiquement les écartent de ceux qui
ne pensent pas comme eux.
Ainsi, l’information
s’écoule-t-elle de manière à renforcer les clivages sociaux ce qui est
fondamentalement anti-démocratique car « la démocratie s’appuie sur des
structures d’information partagées, mais la combinaison de l’auto-fragmentation
et du flux d’information en réseau signifie que nous perdons le terrain rhétorique
commun qui nous permet de discuter, explique Danah Boyd».
Les médias en réseau
empêchent dès lors de sortir des limites de son propre monde pour aller voir
au-delà, l’altérité et l’éventuelle adversité d’autres mondes.
Dans cet esprit,
Twitter via les HashTags forcent les gens à aborder des différences de
points de vue sur certains sujets mais ils décrivent déjà un usage avancé
auquel tous les utilisateurs de Twitter n’accèdent pas.
Le fait est qu’en
pratique, c’est un infime pourcentage de gens qui sont enclins à rechercher des
opinions et des idées issues d’autres cultures que la leur et cette tendance à
la xénophilie n’est pas certitude dans les faits comme le souligne Ethan
Zuckerman.
Enfin, le pouvoir
désormais consiste à être capable de retenir l’attention, d’influencer
l’attention des autres et de transformer l’information en trafic. Être un nœud dans un réseau signale la
source du pouvoir d’influence.
En outre, dans une
culture de réseau, il y a aussi du pouvoir à être la personne qui diffuse le
contenu alors que dans le modèle de diffusion, ceux qui contrôlaient les canaux
de distribution faisaient souvent plus de profits que les créateurs. Dès lors,
une hypothèse voudrait que si l’on se débarrasse de cette organisation de la
distribution, le pouvoir revienne aux créateurs. Mais force est de constater
que ceux qui obtiennent l’attention des gens sont encore une petite minorité de
privilégiés.
Il y a encore une
forme de distribution qui ne passe pas directement par les créateurs, mais par
d’autres intermédiaires…
Trouver des outils qui permettent de «consommer pour
comprendre, [et de] produire pour être pertinent»
Le
défi consiste à innover à travers des outils qui permettent aux gens «d’entrer dans
le flux, de vivre dans des structures d’information d’où qu’ils soient, quoi
qu’ils fassent. D’outils qui leur permettent de prendre ce dont ils ont besoin
et rester à la périphérie, sans se sentir submergés.» De ce point de vue, la
curation n’apporte aucune valeur ajoutée si la «capacité d’abstraction» de l’infant numericus n’est pas sollicitée
comme la question de «l’internet transactif» (évoquée dans un précédent article) le problématise.
Les TIC pour plus de sociabilité
L’enjeu
est de dépasser la polarisation habituelle technophile-technophobe pour
comprendre «comment les nouvelles formes communicationnelles changent la forme
de la relation sociale», en quoi elles remplacent les formes d’échanges dites
«authentiques».
Antonio
Casilli nuance le discours déterministe sur la question de l’homophilie en
soulignant que l’internet permet de créer des «zones de meilleure maîtrise du positionnement de l’amitié comme processus
social, par sexe, même milieu géographique, social, etc.». Á l’appui de son
propos, il se réfère à une étude récente réalisée avec Paola Tubaro «auprès de
jeunes blogueurs démocrates organisant une cookie-party à Pasadena qui montrait
de prime abord une très forte homophilie entre participants : ils avaient le
même âge, venaient du même milieu social, avaient le même intérêt politique...
Pourtant, leurs blogs leur permettaient de s'ouvrir sur un espace public bien
plus large. Leurs pratiques leur permettaient de toucher des couches de
populations qu'ils n'auraient pas réussi à rencontrer dans une société très
compartimentée comme l'est celle de la Californie du Sud».
Les nouvelles technologies ont propulsé «Petite Poucette»
dans le virtuel
«Le
virtuel est vieux comme le monde» pour Michel Serres et les nouvelles
technologies n’ont fait qu’accélérer le virtuel. «La vraie nouveauté, c’est
l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google
Earth, aux savoirs avec Wikipédia. Rendez-vous compte que la planète,
l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous
habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en
suis encore tout ébloui ! »
Le
philosophe cède à la fascination de l’objet technologique pour embrasser la
thèse de l’évolutionnisme anthropologique : l’infant numericus, «Petite
Poucette» est une mutante sous l’effet des nouvelles technologies qui activent
d’autres régions du cerveau que les livres.
Son
cerveau a donc changé et les «vieux grognons» appartenant à des «institutions
désuètes» peuvent se retirer dans leur caverne livresque.
Gare au faux dilemme
Mais
pourquoi faut-il résumer l’utilisation des médias sociaux à un faux
dilemme ? Si un éducateur utilise les outils des médias sociaux de façon
efficace, cela ne signifie pas qu’il doive aussi éviter les relations
personnelles ou des expériences du monde réel. Les médias sociaux sont un outil
à utiliser à de nombreux niveaux, alors pourquoi le mythe du «tout ou rien»
mythe persiste-t-il ? Est-ce parce que les mots eux-mêmes (social et les
médias) sont connotés négativement par des images qui évoquent des aliénés
(«les geeks») et le consumérisme superficiel ?
Les
questions sont peut-être mal posées. Au lieu de se concentrer sur l'utilisation
de l'outil, peut-être le changement attendu de la part des enseignants est de
développer activement et faire grandir leur propre réseau de professionnels
co-apprenants partout dans le monde. Cela est plus difficile que d’argumenter
avec «Vous devez utiliser les médias sociaux» mais ces outils offrent le moyen
le plus efficient et efficace de réaliser l’objectif d’être connecté.
Il n’y a pas
de déterminisme technologique mystique pour faciliter les apprentissages et la
transmission des connaissances. La véritable innovation doit se réaliser dans
l’usage créatif que feront les éducateurs des médias sociaux et le partage de
leurs expériences.
Sans être un
grincheux technologique, on peut mettre en avant le risque de surcharge
informationnelle et par conséquent de rendement décroissant à l’usage par
exemple de Twitter quant à savoir combien d’information on peut digérer à tout
moment. Tout éducateur se doit d’être potentiellement apprenant de son métier
mais ne pas recourir aux médias sociaux pour partager ses pensées ne rend pas
moins sérieux. Les médias sociaux ne conduisent pas nécessairement à une
meilleure cohésion organisationnelle. Il ne s’agit pas de ne pas être global
mais si nous n’arrivons pas à collaborer avec notre voisin, la probabilité est
mince que l’école devienne un meilleur endroit.
D’ailleurs, on observe que désormais,
dans les séminaires scientifiques, on s'échange non seulement des propos
"officiels", mais également d'autres via l'internet (ce qu'on appelle
le backchanneling) permettant de recréer des formes d'authenticité
communicationnelle, capable de creuser des tunnels sous notre réalité. On
s'échange des mails, des textos, des messages instantanés ou des twitts, qui
ont une force de frappe émotionnelle, en temps réel, qui peuvent être plus
importantes que les formes plus policées de communication réelle.
Á considérer
les médias sociaux comme un outil d'apprentissage et d'enseignement, on peut
dire qu’il y a différents types d'apprentissage et différents niveaux de
contenu intellectuel. Alors que Twitter peut être utile pour le partage
d’informations rapide et la conversation, on ne peut pas vraiment l'utiliser
pour faire de la littérature sophistiquée ou y déposer des archives. En outre,
certains apprentissages ne seront jamais sociaux comme par exemple, un
processus d’assimilation de théories. Il doit donc y avoir équilibre entre les
différentes formes d'apprentissage et de différents types de contenu.
Mais le
problème est que la génération de «Petite Poucette» n’a pas la patience de lire
de longs textes et lorsqu’elle s’y essaie, il lui manque les techniques de
lecture et la prise de notes pour y réagir. L’accès universel à la culture qui
est un enjeu numérique est également devenu la source même des écarts dans le
savoir.
Jadis on
apprenait aux «dinosaures» (Michel Serres désigne ainsi les anciens) que la «patience
est mère des vertus», quelles seront les qualités de «Petite Poucette» en
dehors de l’envoi de SMS par ses deux pouces ?
Peut-être
faire preuve de persévérance pour gagner en humanité...
Anne-Marie Champoussin
Références :
«PETITE POUCETTE», par M. Michel Serres, de l’Académie française, Séance
solennelle «Les nouveaux défis de l’éducation» Mardi 1er mars 2011.
«Danah Boyd : Ce qu’implique de vivre dans un monde
de flux», par Hubert Guillaud, 06/01/2010, InternetActu.net - http://www.internetactu.net.
Antonio Casilli : «Le web reconfigure notre manière
de faire société», 26 août 2011, http://internetactu.blog.lemonde.fr/2011/08/26/antonio-casilli-le-web-reconfigure-notre-maniere-de-faire-societe/.
«Petite Poucette, la génération mutante», par Pascale Nivelle, Le 3 septembre à 0h00, http://www.liberation.fr/culture/01012357658-petite-poucette-la-generation-mutante.
«What are educators' professional obligations
to learn from social media channels?»,
Scott McLeod on June 21, 2011, 9:57 AM, http://bigthink.com/ideas/38964
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