La bataille de Tripoli aura été aussi celle du Net. Et au terme de six mois de déconnexion du réseau mondial, ce dernier a fait son retour avec l’opération « sirène » lancée dimanche 21 août 2011 par les insurgés du CNT.
La censure de l’Internet de tout un pays est très facile techniquement à réaliser techniquement, il est très facile de couper l’Internet de tout un pays. Pour cela, selon Benjamin Bayard, président du fournisseur d’accès FDN, il suffit que les opérateurs cessent d’envoyer leurs adresses IP au réseau voisin, brisant ainsi le maillage de communication qui caractérise le Web. C’est aussi simple que de « que de débrancher sa box Internet chez soi. C’est une instruction à donner sur un ordinateur qui prend deux minutes. »
C’est ainsi que le 03 mars 2011, le principal fournisseur d’accès à Internet du pays, l’opérateur national LTT, a coupé son signal à la demande des autorités libyennes engendrant une chute spectaculaire du trafic. Il a ainsi créé un «trou dans les routes de l’information reliant les différents réseaux entre eux, coupant non seulement l’accès aux libyens mais également aux étrangers qui souhaitaient consulter un site libyen. La population libyenne s’est retrouvée isolée en cinq minutes à peine, soit le temps nécessaire aux routeurs du monde entier pour se mettre à jour.»
Cette coupure a été d’autant plus facile que le directeur de l’opérateur national n’était autre que Mohammed Al-Khadafi, le fils du dirigeant lybien contesté.
Le local serait donc le talon d’Achille du Web car comme l’indique Pierre Col : «L'Internet est globalement robuste et localement vulnérable.»
En fait, le problème de fond tient au choix de la diversité pour rendre le système robuste.
Il est à noter qu’actuellement, seuls des régimes dictatoriaux (Birmanie, Egypte, Libye) ont ordonné la censure du Net dans leur pays.
Alors se pose la question du contournement de la censure du Net.
Le contournement de la censure du Net
Á cet égard, on observe que la censure se concentre sur le haut-débit et le réseau mobile. Par conséquent, on peut toujours recourir à des réseaux secondaires comme le réseau satellite (apanage des journalistes et des élites), les radioamateurs (qui fonctionnent sur les ondes analogiques) ou le modem 56k branché à une prise téléphonique. Dans ce dernier cas, la vitesse est de l’ordre de 100, 1000 fois moins rapide que via l’ADSL mais la plupart des services fonctionneront. Alors dans un pays en proie à une insurrection civile comme par exemple la Libye, le problème le plus important est celui de l’électricité qui seul permet de faire fonctionner un ordinateur et donc Internet. D’ailleurs, Internet «peut fonctionner sur à peut près n'importe quel moyen de communication»
Mais au-delà de la question du matériel et des « tuyaux », la force libératoire de l’Internet est telle qu’il est illusoire de prétendre le couper car tant qu’il y aura des hommes et des femmes qui ont envie de parler, de communiquer, il y aura de l’Internet. Et comment peut-on éteindre cette envie ?
C’est ce qui explique l’irrésistible ascension de l’Internet depuis le milieu des années 1990 qui concerne des milliards de terriens aujourd’hui et font de ce média social une réalité de la vie de la société civile à l’échelle de la planète : des citoyens, des activistes, des organisations non gouvernementales, des sociétés de télécommunications, des fournisseurs de logiciels, des gouvernements.
Dans ce contexte, le gouvernement des États-Unis se demande comment l’ubiquité de l’Internet peut-elle servir ses intérêts et quelle politique il doit mettre en œuvre ?
Or, l'utilisation des outils des médias sociaux - la messagerie texte, e-mail de partage de photos, réseaux sociaux, et autres – ne conduit pas à un résultat prédéterminé unique. Les travaux empiriques sur le sujet sont également difficiles à trouver, en partie parce que ces outils sont nouveaux et en partie parce que des exemples pertinents sont rares. Pour répondre à la question : les outils numériques renforcent-ils la démocratie? De tels outils ne font probablement pas de mal à court terme et pourraient aider à long terme mais ils ont les effets les plus dramatiques dans les États où une sphère publique contraint déjà les actions du gouvernement.
En réponse, le Département d'Etat américain s'est engagé à "la liberté sur Internet» comme un objectif politique précis. Ainsi il s'aligne à la fois avec l'objectif stratégique de renforcer la société civile dans le monde et il fait écho avec les croyances américaines sur la liberté d'expression.
Pour autant, Clay Shirky suggère que le gouvernement américain devrait maintenir la liberté d'Internet comme un objectif à poursuivre de façon raisonnée et politiquement neutre et non comme un outil servant des buts politiques immédiats pays par pays. Il devrait également considérer que les progrès seront progressifs et lents, sans surprise, dans la plupart des régimes autoritaires.
Les dangers d’une vision instrumentale de la liberté d’Internet
En Janvier 2010, la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton a décrit comment les États-Unis allaient promouvoir la liberté d'Internet à l'étranger. Elle a mis en avant la liberté d'accéder à des informations (telles que la possibilité d'utiliser Wikipedia et Google à l’intérieur de l'Iran), la liberté des citoyens ordinaires de produire leurs propres médias publics (telles que les droits des militants birmans au blog), et la liberté des citoyens de dialoguer avec l'autre (comme la capacité du public chinois à utiliser la messagerie instantanée sans interférence). Plus particulièrement, Mme Clinton a annoncé le financement du développement d'outils conçus pour rouvrir l'accès à l'Internet dans les pays qui le restreignent. Cette vision «instrumentale» pour la liberté sur Internet vise à empêcher les Etats de censurer des sites Web, comme Google, YouTube, ou celui de The New York Times. Mais il relègue au second plan le discours public des citoyens et tous les usages privés ou sociaux des médias numériques.
Cette vision instrumentale est politiquement séduisante car orientée vers l'action mais elle surestime la valeur des médias de diffusion tout en sous-estimant la valeur des médias qui permettent aux citoyens de communiquer en privé entre eux. Elle surestime la valeur de l'accès à l'information, notamment celle organisée en Occident, tandis qu’elle sous-estime la valeur des outils pour la coordination locale. Et enfin, elle surestime l'importance des ordinateurs tout en sous-estimant l'importance des outils plus simples, comme les téléphones cellulaires.
Pour une vision à long terme et environnementale de la liberté d’Internet
La pensée la plus prometteuse au sujet des médias sociaux est aussi celle à long terme des outils qui peuvent renforcer la société civile et la sphère publique. Contrairement à la vision instrumentale de la liberté sur Internet, cela peut être appelé une « vision environnementale ». Selon cette conception, les changements positifs dans un pays y compris ceux pro-démocratiques doivent suivre plutôt que précéder le développement d’uns sphère publique forte. De ce point de vue, la liberté sur Internet est un jeu long à concevoir et à soutenir non pas comme un programme distinct, mais simplement comme une contribution importante aux libertés politiques plus fondamentales.
Pour mémoire, les outils de communication pendant la guerre froide (par exemple, la Voix de l’Amérique) n’ont pas entraîné l’effondrement des gouvernements mais ils ont aidé les gens à prendre le pouvoir de l'État quand il a été faible. L'idée que les médias peuvent jouer un rôle de soutien dans le changement social par le renforcement de la sphère publique fait écho au rôle historique de l'imprimerie. Ainsi le philosophe allemand Jürgen Habermas a fait valoir dans son livre de 1962, La transformation structurelle de la sphère publique, que l'imprimerie a permis de démocratiser l’Europe en fournissant un espace de discussion et d'accord entre les citoyens politiquement engagés, devançant ainsi l’État ; cet argument a été repris plus tard par des intellectuels comme Asa Briggs, Elizabeth Eisenstein, et Paul Starr.
L’Occident n’a pas le code source de la démocratie
Une sphère publique se développe lentement dès lors que l'opinion publique s'appuie sur les médias et la conversation, cette idée est au cœur de la vision environnementale de la liberté sur Internet. Par opposition à la vision auto-agrandissante, l'Occident ne détient pas le code source de la démocratie - et si tel était le cas alors les autres États autocratiques s'effondreraient.
La vision environnementale suppose que peu de changements politiques se produisent sans la diffusion et l'adoption d'idées et d'opinions dans la sphère publique. L’accès à l'information est beaucoup moins important, politiquement, que l'accès à la conversation.
Par ailleurs, une sphère publique est plus susceptible d'émerger dans une société en raison de l'insatisfaction des gens avec des questions d'économie ou de gouvernance au quotidien que de la restriction à des idéaux politiques abstraits.
Concrètement, les médias sociaux peuvent compenser les désavantages des groupes indisciplinés en réduisant les coûts de coordination. C’est ce que les militaires appellent la « conscience commune » c’est-à-dire la capacité de chaque membre d'un groupe non seulement de comprendre la situation à sa portée, mais aussi de comprendre celle de tout le monde. Les médias sociaux permettent d’accroître la « conscience commune » en propageant des messages à travers des réseaux sociaux.
Augmenter le « dilemme conservateur »
Cet état de conscience commune - ce qui est plus évident dans tous les États modernes - crée ce qu'on appelle communément «le dilemme du dictateur», que le théoricien des médias, Briggs nomme « le dilemme conservateur » parce qu'il s'applique non seulement aux autocrates, mais aussi aux gouvernements démocratiques, aux dirigeants religieux et au milieu des affaires. Le dilemme est créé par les nouveaux médias qui augmentent l'accès public à la parole ou à l’assemblée avec la propagation de ces médias. Là où les photocopieurs et les navigateurs Web permettent à un État d’avoir un monopole sur le discours public ; avec les médias sociaux, il se trouve appelé à tenir compte des anomalies entre son point de vue des événements et celui public. Les deux réponses à ce dilemme conservateur sont la censure et la propagande. Mais aucune d’elles n’est aussi efficace comme source de contrôle que le silence forcé des citoyens.
C’est pourquoi le gouvernement nord-américain devrait œuvrer à créer les conditions productrices d’un « dilemme conservateur » en faisant appel aux intérêts égoïstes des États plutôt qu’à la vertu polémique de la liberté, comme un moyen de créer ou de renforcer des «sphères publiques».
Les promesses à long terme des médias sociaux
Les « activistes » dans les régimes à la fois répressifs et démocratiques vont utiliser l'Internet et des outils connexes pour tenter d'apporter des changements dans leur pays, mais la capacité de Washington à agir sur la forme ou la cible de ces modifications est limitée. Au lieu de cela, Washington devrait adopter une approche plus générale, promouvoir la liberté d'expression, la liberté de la presse et la liberté de réunion partout. Et il devrait comprendre que les progrès seront lents.
C'est seulement en passant d'une vision instrumentale à celle environnementale des effets des médias sociaux sur la sphère publique que les États-Unis seront en mesure de profiter des avantages à long terme des promesses de ces outils - même si cela peut signifier l'acceptation à court terme de la déception.
Et ce, d’autant plus qu’il est avéré que l’usage politique des médias sociaux dans les pays autoritaires comme la Lybie ou la Syrie est le fait de quelques blogueurs qui ont un rôle d’influenceurs. C’est pourquoi une majorité d’entre eux s’intéressent aux outils de contournement de la censure du Net de façon à pouvoir accéder à des informations interdites comme par exemple celles provenant de journaux étrangers sur les crises globales et locales. Par contre, un nombre significatif d’autres utilisateurs des médias sociaux ne voient pas l’utilité d’accéder à une information bloquée. Les raisons plausibles sont que ces derniers n’ont pas un niveau d’éducation suffisamment élevé, sont faiblement investis au plan politique et que leur demande d’accès à une information bloquée provenant de pays étrangers est faible. En outre, ils perçoivent les risques à publier du contenu politique en ligne et s’autocensurent en conséquence.
Pour les blogueurs les plus braves, les mécanismes de censure sont des outils traditionnels tels que l’arrestation, la détention et la violence physique. La censure est donc hors-ligne de façon à verrouiller l’édition de contenu local qui est plus demandé que celui international lequel est filtré.
L’e-démocratie en Lybie ?
Si l’on peut dans l’absolu se réjouir de la chute d’un régime tyrannique entre les mains d’un dictateur mégalomane en place depuis 42 ans ; on peut tempérer son enthousiasme à l’instar de Rony Brauman qui se déclare, «face à l’unanimisme triomphaliste des commentaires de ces derniers jours, (..) [toujours] opposé à un changement de régime imposé par des forces extérieures, ce qui est le vrai nom de la «responsabilité de protéger» mise en avant dans le mandat de l’ONU. Sur le fond, un tel «scepticisme sur la capacité de ce changement de régime d’entraîner une dynamique démocratique durable et profonde» se fonde sur l’argument qu’«il faut aux sociétés une dynamique politique interne – et celle-là ne peut pas leur être accordée par une offensive étrangère. Je déplore, aujourd’hui comme hier, qu’on n’ait pas assez médité l’abondance des situations passées qui auraient dû nous prévenir contre cette ivresse transformatrice.»
Sur le terrain militaire, les insurgés du CNT appuyés par l’Otan semblent avoir gagné. Mais la phase politique qui s’ouvre ne permet pas de dire «si cette opposition, dont les composantes poursuivent des buts différents, pourra empêcher la partition de la Libye ou des violences diffuses et durables, comme c’est le cas dans les situations comparables.» On peut renvoyer aux exemples de la Serbie, de l’Irak et de l’Afghanistan.
Mais «quoi qu’il en soit, seul le résultat – l’établissement ou non d’un régime décent dans ce pays – comptera. Cela, nous allons le voir dans les mois qui viennent.»
La question n’est pas anodine si l’on en croit Kader Abderrahim, chercheur à l'IRIS qui, dans un entretien à La Croix, s'interroge sur la capacité qu'auront «les Occidentaux (à) négocier avec les islamistes, fort peu mis en avant par le CNT, mais pourtant une composante incontournable et la seule crédible auprès de la population, car ils incarnent historiquement l'opposition. Or une part d'entre eux nourrit l'islamisme le plus radical. On retrouvait le GICL libyen dans toutes les cellules d'Al-Qaida, celui-ci était très présent sur le terrain en Irak en 2003 au moment de l'invasion américaine».
L’émergence d’une sphère publique sera dès lors un bon indice d’un triomphe à plus long terme de la «sirène» de l’e-démocratie en Lybie.
Anne-Marie Champoussin
Références :
Bloggers and Internet Control, Hal Roberts, Ethan Zuckerman, Jillian York, Robert Faris, and John Palfrey, Berkman Center for Internet & Society, August 2011
The Political Power of Social Media, Technology, the Public Sphere, and Political Change, Clay Shirky, January/February 2011, ESSAY
Les dessous de la bataille du net en Libye, Sandrine Cochard, rslnmag, le 24/08/2011, http://www.rslnmag.fr/blog/2011/8/24/les-dessous-de-la-bataille-du-net-en-libye/
La démocratisation de la Libye est tout sauf certaine !, Propos recueillis par Alexis Lacroix auprès de Rony Brauman est médecin, ancien président de Médecins sans frontières, Vendredi 26 Août 2011, http://www.marianne2.fr
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