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Libre expression et réflexion sur le e-Marketing, les médias sociaux, la démocratie numérique et la sociologie numérique.

jeudi 15 septembre 2011

«Petite Poucette» toute nue dans un «monde des flux»

L’infant numericus vient de naître.
C’est une découverte scientifique majeure pour l’académicien Michel Serres qui marque une évolution certaine de l’espèce humaine au 21ème siècle. Elle marque ainsi une rupture avec nos ancêtres cultivés qui «avaient, derrière eux, un horizon temporel de quelques milliers d’années, ornées par la préhistoire, les tablettes cunéiformes, la Bible juive, l’Antiquité gréco-latine.»

Un monde de flux s’ouvre aux jeunes d’aujourd’hui qui entrent «entrent dans une autre histoire».
Leur parcours d’apprentissage de la connaissance est formaté par les médias et la publicité.
Ils sont soumis à l’empire d’une société du spectacle qui se veut pédagogique mais «vaniteusement inculte» et qui a confié aux médias la fonction d’enseignement en captant l’écoute et la vision par la force de la séduction.

Il en résulte une ouverture de l’espace du savoir désormais accessible partout sur la Toile et objectivé et de fait virtuel c’est-à-dire non concentré comme jadis. En effet, l’ancien espace des concentrations (par exemple : un amphi d’université) constituait «un espace de voisinages immédiats, mais, distributif.» Aujourd’hui, comme le souligne Michel Serres : «Je pourrai vous parler de chez moi ou d’ailleurs, et vous m’entendriez ailleurs ou chez vous.»

Quid des fonctions cognitives de l’élève ?
«[Elles] se transforment avec le support, argue Michel Serres. La tête a muté [et] la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies».
Il est devenu un individu qui «écrit autrement, plus rapidement des SMS avec les deux pouces, d’où le surnom de Petite Poucette (et Petit Poucet) que Papy Serres lui donne car «plus joli que le vieux mot, pseudo-savant, de dactylo».
Mais il lui « reste à inventer de nouveaux liens. En témoigne le recrutement de Facebook, quasi équipotent à la population du monde. Comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue» dans «un monde de flux».

«Petite Poucette» vit dans un «monde des flux»
Danah Boyd explique la métaphore du «monde des flux» (c’est-à-dire un monde où l’information est partout) comme l’idée de vivre dans le courant «y ajoutant des choses, les consommant, les réorientant.»
Les utilisateurs de Twitter témoignent de «ce sentiment de ce sentiment de vivre et respirer avec le monde autour d’eux, conscients et branchés, ajoutant des contenus dans le flot et s’en saisissant à d’autres moments. [Mais] cet état est délicat, d’autant qu’il est alourdi par une surcharge d’information et des outils frustrants.»
Le passage des médias de diffusion aux médias en réseaux a modifié fondamentalement la manière dont s’écoule l’information. L’internet permet à tout un chacun de créer, diffuser et relier ses propres contenus et ainsi d’ajouter de nouveaux acteurs. «Les technologies internet démantèlent et remanient les structures de distribution [de sorte que] l’acte de distribution devient beaucoup moins important que l’acte de consommation.» Il en résulte un déplacement du lieu du pouvoir qui «n’est plus entre les mains de ceux qui contrôlent les canaux de distribution, mais de ceux qui contrôlent les ressources limitées de l’attention, c’est-à-dire tout un chacun.»

La révolution numérique : mythe ou réalité ?
Á en croire Danah Boyd, il faut d’entrée balayer quatre fausses idées répandues sur la révolution numérique.
D’abord, l’internet n’est pas plus démocratique car «passer de l’économie de la distribution à celle de l’attention est perturbateur (…), [et] ouvrir l’accès aux structures de distribution ne signifie pas les démocratiser surtout quand la distribution n’est plus la fonction organisatrice». De plus, ce sur quoi les gens portent leur attention dépend d’un ensemble de facteurs qui n’a rien à voir avec «ce qu’il y a de mieux».
La stimulation est trompeuse. En effet, «les gens consomment le contenu qui leur stimule leur esprit et leurs sens. Ce n’est donc pas toujours “le meilleur”, ou le contenu le plus informatif qui retient leur attention, mais celui qui déclenche une réaction».
Le risque est alors de développer une sorte d’«obésité en consommant des contenus qui sont le moins bénéfiques à nous-mêmes ou à la société dans son ensemble.» Cela induit une dépendance au bavardage car cette information nous rapproche des gens car «quand on sait quelque chose sur quelqu’un, on a le sentiment d’avoir établi une connexion avec lui. Mais l’écologie de l’information à l’heure de l’internet chambarde tout cela. Si je peux suivre tous les détails de la vie d’Angelina Jolie, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle sait que j’existe.»
Ce que les sociologues appellent les «relations parasociales» constituent «une société où les connexions seraient inégales» marquée par un leurre de proximité relationnelle.
La socialité est faussée par la tendance à l’homophilie, caractéristique d’un monde en réseau où les gens se connectent à des gens comme eux, dont les points de vue leur ressemblent ce qui automatiquement les écartent de ceux qui ne pensent pas comme eux.
Ainsi, l’information s’écoule-t-elle de manière à renforcer les clivages sociaux ce qui est fondamentalement anti-démocratique car « la démocratie s’appuie sur des structures d’information partagées, mais la combinaison de l’auto-fragmentation et du flux d’information en réseau signifie que nous perdons le terrain rhétorique commun qui nous permet de discuter, explique Danah Boyd».
Les médias en réseau empêchent dès lors de sortir des limites de son propre monde pour aller voir au-delà, l’altérité et l’éventuelle adversité d’autres mondes.
Dans cet esprit, Twitter via les HashTags forcent les gens à aborder des différences de points de vue sur certains sujets mais ils décrivent déjà un usage avancé auquel tous les utilisateurs de Twitter n’accèdent pas.
Le fait est qu’en pratique, c’est un infime pourcentage de gens qui sont enclins à rechercher des opinions et des idées issues d’autres cultures que la leur et cette tendance à la xénophilie n’est pas certitude dans les faits comme le souligne Ethan Zuckerman.
Enfin, le pouvoir désormais consiste à être capable de retenir l’attention, d’influencer l’attention des autres et de transformer l’information en trafic. Être un nœud dans un réseau signale la source du pouvoir d’influence.
En outre, dans une culture de réseau, il y a aussi du pouvoir à être la personne qui diffuse le contenu alors que dans le modèle de diffusion, ceux qui contrôlaient les canaux de distribution faisaient souvent plus de profits que les créateurs. Dès lors, une hypothèse voudrait que si l’on se débarrasse de cette organisation de la distribution, le pouvoir revienne aux créateurs. Mais force est de constater que ceux qui obtiennent l’attention des gens sont encore une petite minorité de privilégiés.
Il y a encore une forme de distribution qui ne passe pas directement par les créateurs, mais par d’autres intermédiaires…

Trouver des outils qui permettent de «consommer pour comprendre, [et de] produire pour être pertinent»
Le défi consiste à innover à travers des outils qui permettent aux gens «d’entrer dans le flux, de vivre dans des structures d’information d’où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent. D’outils qui leur permettent de prendre ce dont ils ont besoin et rester à la périphérie, sans se sentir submergés.» De ce point de vue, la curation n’apporte aucune valeur ajoutée si la «capacité d’abstraction» de l’infant numericus n’est pas sollicitée comme la question de «l’internet transactif» (évoquée dans un précédent article) le problématise.

Les TIC pour plus de sociabilité
L’enjeu est de dépasser la polarisation habituelle technophile-technophobe pour comprendre «comment les nouvelles formes communicationnelles changent la forme de la relation sociale», en quoi elles remplacent les formes d’échanges dites «authentiques».
Antonio Casilli nuance le discours déterministe sur la question de l’homophilie en soulignant que l’internet permet de créer des «zones de meilleure maîtrise du positionnement de l’amitié comme processus social, par sexe, même milieu géographique, social, etc.». Á l’appui de son propos, il se réfère à une étude récente réalisée avec Paola Tubaro «auprès de jeunes blogueurs démocrates organisant une cookie-party à Pasadena qui montrait de prime abord une très forte homophilie entre participants : ils avaient le même âge, venaient du même milieu social, avaient le même intérêt politique... Pourtant, leurs blogs leur permettaient de s'ouvrir sur un espace public bien plus large. Leurs pratiques leur permettaient de toucher des couches de populations qu'ils n'auraient pas réussi à rencontrer dans une société très compartimentée comme l'est celle de la Californie du Sud».



Les nouvelles technologies ont propulsé «Petite Poucette» dans le virtuel
«Le virtuel est vieux comme le monde» pour Michel Serres et les nouvelles technologies n’ont fait qu’accélérer le virtuel. «La vraie nouveauté, c’est l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google Earth, aux savoirs avec Wikipédia. Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore tout ébloui ! »

Le philosophe cède à la fascination de l’objet technologique pour embrasser la thèse de l’évolutionnisme anthropologique : l’infant numericus, «Petite Poucette» est une mutante sous l’effet des nouvelles technologies qui activent d’autres régions du cerveau que les livres.
Son cerveau a donc changé et les «vieux grognons» appartenant à des «institutions désuètes» peuvent se retirer dans leur caverne livresque.


Gare au faux dilemme
Mais pourquoi faut-il résumer l’utilisation des médias sociaux à un faux dilemme ? Si un éducateur utilise les outils des médias sociaux de façon efficace, cela ne signifie pas qu’il doive aussi éviter les relations personnelles ou des expériences du monde réel. Les médias sociaux sont un outil à utiliser à de nombreux niveaux, alors pourquoi le mythe du «tout ou rien» mythe persiste-t-il ? Est-ce parce que les mots eux-mêmes (social et les médias) sont connotés négativement par des images qui évoquent des aliénés («les geeks») et le consumérisme superficiel ?

Les questions sont peut-être mal posées. Au lieu de se concentrer sur l'utilisation de l'outil, peut-être le changement attendu de la part des enseignants est de développer activement et faire grandir leur propre réseau de professionnels co-apprenants partout dans le monde. Cela est plus difficile que d’argumenter avec «Vous devez utiliser les médias sociaux» mais ces outils offrent le moyen le plus efficient et efficace de réaliser l’objectif d’être connecté.
Il n’y a pas de déterminisme technologique mystique pour faciliter les apprentissages et la transmission des connaissances. La véritable innovation doit se réaliser dans l’usage créatif que feront les éducateurs des médias sociaux et le partage de leurs expériences.
Sans être un grincheux technologique, on peut mettre en avant le risque de surcharge informationnelle et par conséquent de rendement décroissant à l’usage par exemple de Twitter quant à savoir combien d’information on peut digérer à tout moment. Tout éducateur se doit d’être potentiellement apprenant de son métier mais ne pas recourir aux médias sociaux pour partager ses pensées ne rend pas moins sérieux. Les médias sociaux ne conduisent pas nécessairement à une meilleure cohésion organisationnelle. Il ne s’agit pas de ne pas être global mais si nous n’arrivons pas à collaborer avec notre voisin, la probabilité est mince que l’école devienne un meilleur endroit.

D’ailleurs, on observe que désormais, dans les séminaires scientifiques, on s'échange non seulement des propos "officiels", mais également d'autres via l'internet (ce qu'on appelle le backchanneling) permettant de recréer des formes d'authenticité communicationnelle, capable de creuser des tunnels sous notre réalité. On s'échange des mails, des textos, des messages instantanés ou des twitts, qui ont une force de frappe émotionnelle, en temps réel, qui peuvent être plus importantes que les formes plus policées de communication réelle.

Á considérer les médias sociaux comme un outil d'apprentissage et d'enseignement, on peut dire qu’il y a différents types d'apprentissage et différents niveaux de contenu intellectuel. Alors que Twitter peut être utile pour le partage d’informations rapide et la conversation, on ne peut pas vraiment l'utiliser pour faire de la littérature sophistiquée ou y déposer des archives. En outre, certains apprentissages ne seront jamais sociaux comme par exemple, un processus d’assimilation de théories. Il doit donc y avoir équilibre entre les différentes formes d'apprentissage et de différents types de contenu.

Mais le problème est que la génération de «Petite Poucette» n’a pas la patience de lire de longs textes et lorsqu’elle s’y essaie, il lui manque les techniques de lecture et la prise de notes pour y réagir. L’accès universel à la culture qui est un enjeu numérique est également devenu la source même des écarts dans le savoir.

Jadis on apprenait aux «dinosaures» (Michel Serres désigne ainsi les anciens) que la «patience est mère des vertus», quelles seront les qualités de «Petite Poucette» en dehors de l’envoi de SMS par ses deux pouces ?

Peut-être faire preuve de persévérance pour gagner en humanité...

 
Anne-Marie Champoussin

Références :

«PETITE POUCETTE», par M. Michel Serres, de l’Académie française, Séance solennelle «Les nouveaux défis de l’éducation» Mardi 1er mars 2011.

«Danah Boyd : Ce qu’implique de vivre dans un monde de flux», par Hubert Guillaud, 06/01/2010, InternetActu.net - http://www.internetactu.net.

Antonio Casilli : «Le web reconfigure notre manière de faire société», 26 août 2011, http://internetactu.blog.lemonde.fr/2011/08/26/antonio-casilli-le-web-reconfigure-notre-maniere-de-faire-societe/.

«Petite Poucette, la génération mutante», par Pascale Nivelle, Le 3 septembre à 0h00, http://www.liberation.fr/culture/01012357658-petite-poucette-la-generation-mutante.

«What are educators' professional obligations to learn from social media channels?»,
Scott McLeod on June 21, 2011, 9:57 AM, http://bigthink.com/ideas/38964

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